Quel est ce mystérieux rougarou de Louisiane ?

Publié le 7 février 2024

Barry Jean ANCELET est chercheur et professeur émérite d’études francophones à l’Université de Louisiane à Lafayette, spécialiste du folklore louisianais francophone. Il répond aux questions des 1ère spécialité HGGSP du Lycée Guy MOQUET à Châteaubriant (44), et aux 4è 6 du collège Saint-Exupéry à Bourges (18), qui s’intéressent aux légendes et aux cultures populaires en Louisiane.

Culture et francophonie

Rougarou, sorcières, vaudou… La Louisiane regorge de contes et légendes issus du mélange des populations qui sont venues s’y installer. Afin de trouver la meilleure personne pour répondre aux questions des deux classes-rédactions, leur envoyée spéciale en Louisiane, la journaliste Marine LEDUC, fait une recherche sur internet. Elle tape « spécialiste folklore Louisiane » et tombe sur un podcast de France Culture datant de 2015 « Retour aux Cajuns de Louisiane ».

La personne interviewée est Barry Jean ANCELET, professeur émérite de l’Université de Louisiane à Lafayette, spécialiste des légendes et contes de Louisiane. Il est aussi poète, sous le nom de Jean ARCENEAUX, et Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, une distinction honorifique décernée par le ministère de la Culture français. Il a également cofondé l’événement Festivals Acadiens et Créoles, qui a lieu chaque année.

Marine trouve son contact sur le site de l’Université et lui envoie un message une semaine avant d’arriver à Lafayette. Il est d’accord pour répondre aux questions des globe-reporters et globe-reportrices. Le rendez-vous est établi un mardi après-midi à la Maison Roy (Roy House) de l’Université, qui héberge depuis 2020 le Center for Louisiana Studies, un centre de recherche axé sur l’histoire et les cultures de Louisiane fondé en 1973. Elle est située au 1204 Johnston Street, au croisement avec University Avenue.

Barry Jean ANCELET n’est pas spécialiste du vaudou, et n’a donc pas pu donner de détails sur le vaudou. En effet, le vaudou est une religion qui est plutôt présente à la Nouvelle-Orléans et donc étudiée par d’autres spécialistes. D’autres classes ont préparé des interviews anglées sur le vaudou uniquement, où il est possible de trouver toutes les réponses sur le sujet.

Malgré toutes les précautions prises, il arrive que les journalistes rencontrent des difficultés techniques. Au moment de commencer l’interview, Marine se rend compte que le câble qui relie le micro à l’enregistreur pose problème. L’enregistrement est possible, mais de très mauvaise qualité. Pour partager les informations récoltées, l’équipe décide donc de transcrire l’interview.

Pouvez-vous vous présenter et expliquer pourquoi vous parlez français ?

Je m’appelle Barry Jean ANCELET. Je suis né en Louisiane. J’ai grandi dans une famille de francophones qui était composée de Français immigrants venus ici vers le début du XIXe siècle, et de l’autre côté, d’Acadiens venus en Louisiane au milieu du XVIIIe siècle. La Louisiane est une ancienne colonie française. Il y avait donc des francophones qui habitaient et qui habitent encore ici. Une partie de la population parle encore français, malgré l’américanisation.

Pourquoi y a-t-il autant de légendes en Louisiane ?

Il n’y a pas plus ou moins de légendes qu’ailleurs. Toutes les régions du monde ont des histoires concernant des croyances, des histoires héritées du passé, des familles, des histoires qui racontent comment les gens sont arrivés là... En Louisiane, ça parait plus évident peut-être, parce que c’est une tradition française, au milieu d’un pays anglophone, donc la différence est plus frappante.
Ici les gens ont continué à raconter des histoires enracinées dans le passé, en partie parce que leurs ancêtres communiquaient oralement. Bien souvent, ils n’avaient pas eu l’occasion d’apprendre à lire ni à écrire. Ils parlaient français. Même quand ils ont commencé à avoir accès aux écoles, le français n’était pas permis, même pas dans les cours de récréation. C’était une époque aux États-Unis où on se méfiait des langues autres que l’anglais. On a essayé de les effacer partout dans le pays. Les gens qui allaient à l’école apprenaient à lire et écrire en anglais, même s’ils parlaient français à la maison. Ils ont transmis leur tradition orale en racontant des histoires, en chantant des chansons... Mais c’était une tradition orale qui, pendant longtemps, n’était pas supportée par une tradition écrite.
On avait beaucoup de raconteurs, beaucoup de conteurs, beaucoup de chanteurs, beaucoup de menteurs (dans un bon sens) qui racontaient toutes sortes d’histoires exagérées. On aimait beaucoup ça. On a aussi préservé un sens de l’humour hérité du Moyen Âge et de la Renaissance en France, un sens de l’humour carnavalesque qui aime secouer le pouvoir et chatouiller le pouvoir. Ça fait encore partie de ce qui nous fait rire.

Connaissez-vous des monstres ou des légendes françaises ou de régions francophones ?

Oui j’ai entendu parler du loup-garou, par exemple, des sorcières, des monstres gigantesques, des géants dans les contes de fées. Jusqu’à un certain point, on a préservé certaines références, ici en Louisiane. Par exemple, il y a encore des histoires de loup-garou, de sorcières ou d’ogres comme dans l’histoire le petit Poucet. J’ai collecté ces histoires pendant des décennies, j’ai enregistré des centaines de conteurs dans la région. Par exemple, mon grand-père m’a raconté l’histoire de Jean le chasseur et de ses chiens, qui ont été menacés par une vilaine sorcière, qui se présentait sous l’apparence d’une belle jeune femme. Mais les chiens de Jean voyaient la sorcière telle qu’elle était.

Y a-t-il une culture (américaine, acadienne, amérindienne…) dont vous vous sentez le plus proche ?

C’est quelque chose que les Français ont beaucoup de mal à comprendre ; l’allégeance multiple. Je me sens Américain quand les Américains jouent aux Jeux olympiques. Je me sens Louisianais quand la Louisiane est en jeu. Je me sens cajun quand il est question de mon ethnicité, de ma région. Et je peux sentir tout cela en même temps, selon la situation.

Croyez-vous aux monstres du folklore louisianais tels que le Rougarou ?

Je crois que ce sont des histoires, c’est de la fiction. Ce sont des gens qui inventaient des histoires pour amuser les gens, pour faire peur aux enfants, pour dire d’être sage, de ne pas aller dans les bois au milieu de la nuit. Même quand j’étais enfant, je comprenais que c’étaient des histoires. Tous les conteurs que j’ai rencontrés, même dans mon enfance, quand ils contaient, c’était clair qu’ils ne prétendaient pas dire la vérité. Comme disait ma grand-mère : « Si c’est beau ça, ça n’a pas besoin d’être vrai. Si c’est vrai ça, ça n’a pas besoin d’être beau. »

Avez-vous connu des histoires de Rougarou dans les temps modernes ?

Le Rougarou, c’est le loup-garou. Le mot garou veut dire « qui peut changer d’espèce ». Donc, il y avait des hiboux-garous, des chiens-garous, des chats-garous, des loups-garous... Et puis, je ne sais pas dans quelle circonstance, le loup-garou est devenu un rougarou. Linguistiquement, on peut glisser du L au R. C’est simplement une question de prononciation, mais ça fait référence à la même bête imaginaire. Sur le rougarou, il y a beaucoup d’histoires. Même aujourd’hui, on en raconte encore. Dans ma jeunesse et avant, le rougarou était un monstre, un être maléfique, qui menaçait les gens. Je ne veux pas dire qu’il a été apprivoisé, mais de plus en plus, les histoires de loup-garou sont en train de changer : d’une part, le loup-garou est devenu une métaphore pour l’identité multiple, à cause du fait qu’il change. La métaphore d’une identité en conflit aussi : est-ce que, dans cette circonstance, je vais parler français ou anglais ? Est-ce que dans cette circonstance, je vais me présenter comme cajun ou louisianais ou américain ? On est constamment légèrement déchirés, on glisse entre les identités. Et le rougarou est devenu une métaphore pour ça. D’un autre côté, le loup-garou, chez certains, devient un héros écologique. Parce que c’était un être qui vivait à l’état sauvage et que cet état sauvage est en train d’être menacé par l’urbanisation, le réchauffement de la planète, la chaleur... Le rougarou devient une sorte de héros, de symbole de résistance pour préserver l’écologie. Surtout chez les Amérindiens en Louisiane. C’est vraiment intéressant.

Porte-t-on des costumes de rougarou pour le Mardi gras ?

J’ai déjà vu des gens qui s’habillent en rougarou pour le Mardi gras ou d’autres fêtes. Un des musiciens de Louisiane avait composé une chanson concernant un loup-garou et, au festival de musique que nous organisons chaque octobre à Lafayette, il est arrivé pour chanter sa chanson avec un masque de loup. On joue beaucoup avec cet animal.
Moi, quand j’écris de la fiction, je signe par le pseudonyme Jean ARCENEAUX, un autre côté de moi, qui est un peu un loup-garou. Quand on demande à Jean ARCENEAUX de venir faire des lectures de ses œuvres, je porte souvent un masque de loup.

Le rougarou a-t-il un lien avec le vaudou ?

Non, pas à ma connaissance. À part le fait que, dans certaines histoires, surtout dans la région de La Nouvelle-Orléans, c’était une des punitions des pratiquants du vaudou, ou des sorciers et jeteurs de sorts de toutes sortes de changer un homme en rougarou.
Pour être précis, le vaudou, c’est une religion, qui a été détournée un peu pour devenir quelque chose de menaçant pour les chrétiens. Mais à l’origine, c’était simplement une autre croyance, venue d’Afrique.
Il y en avait d’autres, des punitions : j’ai entendu dire que quelqu’un avait été condamné à avoir les pieds enracinés dans la terre, un autre condamné à chasser à jamais. C’était un homme qui aimait chasser. Au lieu d’aller à l’église le dimanche, il allait chasser des lapins et il a été condamné à chasser à jamais avec ses chiens qui jappaient, c’est ce qui explique le son du tonnerre.
On ne raconte pas souvent de grandes histoires sur le loup-garou. On y fait simplement référence, en passant. Comme pour quelqu’un qui n’est pas rentré à la maison pendant la nuit, on dit qu’il a dû être changé en loup-garou pour la nuit...
Il y avait un endroit en France, en Poitou, où les histoires de loups-garous étaient nombreuses. Nos ancêtres viennent justement en grande partie de Poitou-Charentes, de Vendée, de Bretagne et de Normandie.... tout ce coin, juste à l’est de la côte Atlantique. C’était une croyance populaire en France et elle est venue avec les Français qui se sont établis en Louisiane. Ils n’ont pas oublié tout ce qu’ils savaient en traversant l’Atlantique. Ils ont continué à célébrer Noël, Pâques, Mardi gras, à raconter les histoires et à chanter leurs chansons.
J’ai collecté plusieurs chansons, en Louisiane, dont j’ai pu remonter la trace jusqu’au XIIe siècle, en France. Il y a des nouveautés qui ont émergé en Louisiane, mais il y a aussi beaucoup de préservation de choses qui sont venues avec la mémoire des gens.

Pratique-t-on encore le vaudou en Louisiane ?

Non. Le vaudou qui existe en Louisiane a beaucoup été fusionné avec le christianisme. On a du mal à séparer les deux. C’est quelque chose qui est très populaire dans le cinéma, mais c’est utilisé souvent comme une menace ou pour établir un contexte dans lequel le héros, typiquement américain, se sent mal à l’aise parce que ce n’est pas son monde. Mais j’imagine qu’il y a encore des gens qui diraient qu’ils pratiquent le vaudou, mais dans une forme qui a évolué.

Avez-vous vous-même déjà pratiqué le vaudou ou connaissez-vous quelqu’un qui dit le pratiquer ?

Dans notre ville, il y en a moins, parce qu’historiquement il n’y avait pas une masse critique qui aurait préservé ces croyances. S’il en reste, c’est probablement plutôt vers La Nouvelle-Orléans et dans les zones des plantations. Je peux me tromper et peut-être qu’il y a une communauté ici que je ne connais pas, qui m’est invisible.

Avez-vous un message pour les Globe-Reporters ?

Tout le monde, partout dans le monde, a une tradition orale. C’est vraiment intéressant d’étudier les traditions orales des autres. Ça peut être enrichissant. Mais à mon avis, ce qui est encore plus important, c’est d’apprendre sa propre tradition orale. Donc, allez parler à vos grands-parents, à vos tantes, à vos oncles, aux gens dans le village, pour voir s’ils racontent des histoires. Ça va vous ouvrir tout un monde imaginaire qui est tout autour de vous.

Un entretien réalisé en janvier 2024

Sources photographiques

La Maison Roy, qui héberge le Center for Louisiana studies © Globe Reporters
La Maison Roy, qui héberge le Center for Louisiana studies © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
Pièce où a lieu l’interview © Globe Reporters
Pièce où a lieu l’interview © Globe Reporters
Entrée de la Maison Roy, une bâtisse historique © Globe Reporters
Entrée de la Maison Roy, une bâtisse historique © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters
« Cajun and creole folktales », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 1994 © Globe Reporters
« Cajun and creole folktales », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 1994 © Globe Reporters
« From Behind the Mask », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 2023 sur le Courir de Mardi Gras Cajun © Globe Reporters
« From Behind the Mask », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 2023 sur le Courir de Mardi Gras Cajun © Globe Reporters
La Maison Roy, qui héberge le Center for Louisiana studies © Globe Reporters
Portrait de Barry Jean ANCELET sur le porche de la Maison Roy © Globe Reporters
Pièce où a lieu l’interview © Globe Reporters
Entrée de la Maison Roy, une bâtisse historique © Globe Reporters
La Maison Roy héberge le Center for Louisiana Studies depuis 2020 © Globe Reporters
« Cajun and creole folktales », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 1994 © Globe Reporters
« From Behind the Mask », un livre de Barry Jean ANCELET publié en 2023 sur le Courir de Mardi Gras Cajun © Globe Reporters

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