Le métier de berger à deux pas du château de Dracula
Publié le 29 mars 2023
Andrei, Ioana, Sabina sont élèves en seconde au colegiu Unirea de la ville de Braşov, la grosse agglomération de la région, située aux pieds des montagnes. À une demi-heure de route se trouve le château de Bran, associé à la légende de Dracula, l’un des endroits les plus touristiques de leur pays. Un lieu en pleine transformation où l’histoire ancienne percute de plein fouet la modernité.
Ces jeunes s’interrogent bien entendu sur ces changements et sur l’avenir de leur région. La place de la tradition, notamment, les interpelle. Pour tenter de comprendre plus en profondeur ce qui se joue à Bran ils choisissent de découvrir un métier ancestral sur la commune, celui de berger. Ionica PUSCARIU-NENCIU, berger, répond à leurs questions.
Sciences, cultures et patrimoine
Dans la famille de Ionica PUSCARIU-NENCIU (50 ans en 2023), on a toujours été berger, de père en fils. Ionica a démarré le métier à 14 ans même si bien avant déjà il accompagnait son père et son grand-père avec leurs bêtes. Bran est un lieu emblématique des Carpates en Roumanie. C’est une commune formée de quatre petits villages pittoresques au milieu des montagnes, à près de 800 mètres d’altitude. Sous le château de Dracula se trouve le vieux poste frontière qui a longtemps séparé l’empire austro-hongrois au nord, de la Valachie, région longtemps tributaire du sultan ottoman à Constantinople, au sud.
Cette commune est en bordure de deux mondes. C’est une frontière géopolitique et culturelle. Dans les montagnes et dans les villages des alentours : des Roumains vivant traditionnellement du pastoralisme. À Bran les locaux ont toujours eu des bêtes, notamment des moutons et des vaches. Chaque automne le retour de transhumance marque encore une date importante dans le calendrier local, c’est l’occasion d’une grande fête à Bran.
On assiste depuis quelques années à des changements à Bran. Désormais, la ville occupe une place sur la carte du tourisme international grâce (ou à cause) de son château associé à Dracula. La petite bourgade change. La figure du comte Dracula s’affiche de partout. On y accueille des touristes du monde entier. On y construit des pensions, des parkings, des manèges. On peut y louer des quads et des vélos électriques. Les supermarchés y ont fleuri aussi.
Comment juger la portée et l’impact de tous ces changements pour la région et pour ceux qui vivent à Bran ? Andrei, Ioana, Sabina, de l’école Unirea de Braşov, se posent cette question, alors qu’un tout nouvel aéroport est également en chantier tout près. Que faire des traditions locales ? Comment les Roumains les perçoivent-ils désormais ?
Nos rédacteurs en chef ont réquisitionné leur envoyé spécial, le journaliste Benjamin RIBOUT, pour aller à la rencontre d’un berger. Benjamin vit dans un village situé en Valachie, à un peu plus d’une heure de route de Bran. Il a pour mission d’en apprendre plus à l’heure de tous ces changements. C’est quoi être berger aujourd’hui dans un monde qui se « modernise » toujours plus vite en Roumanie ? Un métier en voie de disparition ou bien une vitrine de traditions qui vont perdurer et accompagner les récents succès économiques ? Un peu des deux peut-être ?
Ionica est originaire de Bran. Sa maison et sa famille (sa femme et leur fils) est à Bran. Ils vivent avec des animaux domestiques qui font vivre la famille ; des cochons, des poules et des chiens bien sûr. Lui n’y est en réalité que très peu. La semaine, il accompagne ses 600 moutons et ses 20 vaches à Şercaia, à 50 km. C’est là qu’il loue un terrain de 120 hectares pour ses bêtes.
Sur place, les conditions sont rustiques. Ionica vit dans une petite roulotte, un wagon avec un poêle à bois pour se chauffer pendant les longs hivers. Aux beaux jours, il faut être sur le qui-vive. On dort à l’air libre dans une cahute à l’affût des bruits de la forêt, près des bêtes qui peuvent être attaquées par les nombreux ours et loups présents dans les Carpates.
Ionica passe la semaine à Şercaia aux côtés de ses trois bergers. Il y fait, chaque jour, du fromage. Ionica vend également de la viande de mouton, localement, mais aussi à l’export, notamment à destination des pays arabes.
Mais ce n’est pas à Şercaia que Benjamin rencontre Ionica. Car celui-ci passe chaque dimanche à 100 km de Bran (dans la direction opposée de Şercaia) pour vendre ses fromages et sa viande sur un modeste marché dans la commune de Stâlpeni. Il y possède même une petite boutique depuis 6 ans. C’est là que l’interview est réalisée un dimanche de début de printemps. Le marché tire sur sa fin, les clients sont plutôt rares. Ionica est détendu, c’est le dimanche en famille : sa femme est là, leur filleule et sa mère également.
Benjamin démarre l’interview en expliquant qu’en France, après une longue traversée du désert, le métier de berger séduit à nouveau les jeunes générations. « Un miracle » pour Ionica qui, s’il en vit encore comme d’autres comme lui à Bran, est conscient que le métier de berger est en pleine mutation en Roumanie. Il sait déjà que son fils (qui va bientôt être père et s’engager dans l’aviation) ne reprendra pas le flambeau.
Interview réalisée le 12 mars 2023
L’entretien est réalisé en roumain. Une traduction en français est téléchargeable en pied d’article.